« On est arrivé à un point de rupture »
Documentaire . À quelques mois de l’échéance présidentielle, le réalisateur Jean-Michel Carré s’attaque au travail. Remarquable et exemplaire.

J’ai mal au travail.

Mardi 24 octobre 2007.

Canal Plus, 20 h 50.

Un obsessionnel, Jean-Michel Carré ? Vu son bureau, indubitablement. En ce moment, c’est le locataire du Kremlin. Mais, en attendant le Système Poutine, ce réalisateur qui fonctionne par cycles a voulu en clore un sur le travail entamé il y a plusieurs années. Et, de nous livrer avec J’ai mal au travail, un film exemplaire. Entretien.

Comment est né J’ai mal au - travail ?

Jean-Michel Carré. De deux films que j’ai réalisés. En premier lieu, Charbons ardents, sur des mineurs qui sont devenus propriétaires de leur puits. Un Lip en 1998 ! Avec des salariés questionnant la place du travail dans leurs vies, prenant leurs décisions en assemblée générale pour, au final, faire mieux que les capitalistes : car, outre qu’ils sont devenus immédiatement les mineurs les mieux payés au monde, leur mine - qui fut non plus un simple lieu de travail mais avant tout un lieu de vie - est devenue la plus sûre de la planète. Je voulais ainsi interpeller les gens, à commencer par les jeunes, pour leur dire que, si l’on se bat, on peut changer les choses. Peu après, j’ai réalisé un film aux antipodes, Sur le fil du refuge, sur ces gens qui ont un travail et qui, malgré tout, sont SDF. Ne me restait plus qu’à poser dans sa globalité la question du travail : il me fallait donc un film au centre.

Est-ce pour cela que vous le bâtissez sur un paradoxe, qui veut que le travail vienne au second rang comme condition du bonheur mais aussi du latin trepalium, un instrument de torture ?

Jean-Michel Carré. Notre rapport au travail est ambivalent. Cela reste un élément central dans la construction de l’individu. Voyez la souffrance des gens mis au placard. Car on pourrait se dire qu’être payé à ne rien faire, c’est la panacée. Or, très vite, ces gens sombrent dans la dépression. Car le travail, lieu de construction sociale, est aussi celui de la transformation de soi et des choses. Et donc, du monde. Ce paradoxe se vérifie également lorsqu’une usine ferme : après avoir travaillé des années durant dans les pires conditions, on voit les salariés - qui, objectivement, sont « libérés » - fondre en larmes. Car, même dans le travail le plus pénible, il y a une dimension de plaisir.

Et l’une des rétributions que l’on en attend, c’est la reconnaissance. Ne serait-ce que celle d’un savoir-faire. Je me rappelle ces femmes qui parvenaient à effectuer en moins de trente secondes une vingtaine de vérifications sur chacune des huit bougies qu’elles avaient entre leurs doigts. Ou de ces ingénieurs qui avouaient ne pouvoir se passer de la connaissance presque intime qu’avaient les mineurs de leur puits. Or, depuis vingt ans, au nom de la mise en place d’une nouvelle culture managériale, au prétexte de l’urgence, à la faveur de la mondialisation et de la mise en concurrence exacerbée de tous, avec comme pendant ces exigences de 15 % de rentabilité, tout cela est nié. Et ce, à tous les niveaux.

Si, longtemps, ce problème fut évoqué sous l’angle de l’exploitation des travailleurs au plus bas de l’échelle, aujourd’hui, tout le monde est concerné. Même les cadres sont devenus des salariés jetables. C’est cette violence faite aux travailleurs que j’ai voulu comprendre.

Une violence hélas acceptée voire entretenue par ceux qui la subissent. D’entrée, vous posez la question de la servitude volontaire.

Jean-Michel Carré. C’est ce qui fonde Souffrance en France, l’ouvrage du psychanalyste Christophe Dejours : comment aller tous les matins au travail en sachant qu’on va y subir des violences ou qu’on va en faire subir ? C’est la question du zèle et de l’acceptation qui nous renvoie à ce cas limite qu’est le système nazi et à ces gens qui dirent : « Je n’ai fait que mon travail. » Or, aujourd’hui, pour obtenir ce consentement, on n’emploie pas la force. Qu’est-ce que ce serait si c’était le cas ? Et c’est ce qu’évoque ce syndicaliste en se demandant à quoi il sert lorsqu’il entend les gens pour lesquels il voudrait se battre lui demander de ne rien faire. Parce qu’ils ont peur. Or, comme le rappelle le politologue Paul Ariès, il y a de plus en plus de personnes qui perdent leur vie à la gagner.

Important, pour vous, de mêler paroles d’experts et de salariés ?

Jean-Michel Carré. Oui, parce je voulais une approche globale. Or ni la sociologie ni la psychanalyse n’épuisent le sujet. Cela a permis aussi à ces chercheurs de se rencontrer et de voir qu’il était possible de croiser leurs analyses. Intéressant aussi d’avoir un représentant du MEDEF pour dire que lui considérait que, d’un strict point de vue capitalistique, le système actuel est devenu contre-productif. Quant à la parole des salariés, au-delà du témoignage, elle montre aussi le peu de recul qu’on peut avoir parfois sur sa propre situation. Comme ces salariés de Dassault qui, sur leur temps libre, montent une comédie musicale à la gloire de leur entreprise ! Et qui disent leur fierté de fabriquer… des avions de chasse.

Quid des publicités que vous utilisez ?

Jean-Michel Carré. Qui mieux que les publicitaires savent pointer, avec un cynisme confondant, comment le système fonctionne ? Car, en créant sans cesse de nouveaux besoins, la pub et le marketing contribuent à la reproduction d’un système qui nous opprime. Si le taylorisme, c’était « travaille et tais-toi », le fordisme, c’est « travaille, tais-toi et consomme ». Avec cette pub où l’on voit un cadre qui pète les plombs quitter son entreprise pour faire demi-tour après avoir croisé la route d’une berline rutilante, tout est dit. En tête, cette jeune interrogée pendant le mouvement anti-CPE et qui répond au journaliste : « C’est comme en 68. Moi aussi, je me bats pour avoir mon appart’, ma voiture… »

Vous concluez J’ai mal au travail avec L’an 01, le film tiré de la BD de Gébé. Votre slogan est-il « on arrête tout et on réfléchit » ?

Jean-Michel Carré. Plutôt « et si on s’arrêtait ne serait-ce qu’un moment pour réfléchir ». D’ailleurs, lorsqu’une grève dure, les réflexions des salariés débordent les strictes questions de leur condition de travail. Or, si les 35 heures ne servent qu’à s’écrouler chaque soir devant TF1 et à aller au supermarché le week-end, on ne pourra les considérer comme l’invention du siècle. Je n’ai pas voulu faire un film contre le travail mais un film qui pose les termes du débat dans sa globalité. Car, quand bien même nous n’aurions qu’à travailler vingt heures, si c’était pour se faire suer, ce sera toujours vingt heures de trop. Et, pour moi, il était important de faire ce film avant la présidentielle. Car tout le monde doit s’emparer de cette question : les politiques, les syndicats, les associations mais avant tout chacun d’entre nous. Et pas demain. Mais, face aux enjeux de la mondialisation, dès maintenant. Parce qu’on est arrivé à un point de rupture. Et qu’il n’est guère étonnant que toute une génération se révolte lorsqu’elle se sait d’ores et déjà exclue du monde du travail.

Dommage, d’ailleurs, que votre film ne soit diffusé que sur une chaîne cryptée.

Jean-Michel Carré. Pourtant, je l’ai proposé à toutes les chaînes. Si Canal m’a dit oui tout de suite, à France 2, on m’a dit que ce n’était pas pour leur public… En face, il y aura le Chirac de Patrick Rotman et Pirates des Caraïbes. Qu’importe. Un film est fait pour qu’on s’en empare.


Lire de Christophe Dejours, Souffrance en France, Points, 1998, 227 pages, 7 euros.

Entretien réalisé par Sébastien Homer

source : l'Humanité